Entretien avec le Professeur Bodaghi, Président de la Collégiale d’Ophtalmologie

BB

Professeur Bahram Bodaghi

Le 25 octobre 2013, l’équipe du CEDIT a rencontré le professeur Bahram Bodaghi, président de la Collégiale d’Ophtalmologie, qui a présenté un état des lieux en matière d’innovation en ophtalmologie (voir la lettre de veille n°25).

Evolution de la spécialité

 L’ophtalmologie est une discipline dont l’ensemble des domaines évolue rapidement. La plupart des techniques innovantes développées concernent aussi bien l’activité hospitalière que celle de ville, mais ce développement technologique se confronte à différents enjeux, notamment économiques et organisationnels.

L’avenir de cette discipline à l’AP-HP dépendra en grande partie des restructurations des pôles ophtalmologiques, avec d’une part, comme projet à 3 ans, le regroupement des services de l’Hôtel-Dieu, Cochin, Lariboisière et Necker adulte et d’autre part depuis 2012, l’organisation opérationnelle des services de la Pitié-Salpêtrière, Avicenne, Kremlin-Bicêtre, Ambroise-Paré, Saint-Antoine, Tenon, Trousseau, Bichat et Beaujon au sein du DHU Vision et Handicaps, travaillant en partenariat avec le Centre Hospitalier National d’Ophtalmologie des 15/20 et la Fondation Rothschild. La prise en charge des affections pédiatriques est assurée sur les sites de Necker, Robert-Debré et Trousseau.

A l’étranger, différents types d’organisations ont été mis en place. Ainsi, le Moorfields Eye Hospital de Londres a choisi de se consacrer principalement à l’ophtalmologie, alors que d’autres comme le ’Wilmer Eye Institute’ à Johns Hopkins, aux Etats-Unis sont intégrés dans des centres hospitaliers prenant en charge l’ensemble des spécialités médicales et chirurgicales.

Quelques exemples d’avancées importantes

Traitement de la cataracte :

Il s’agit de l’intervention ophtalmologique la plus fréquemment réalisée dans le monde. En France, plus de 700000 interventions sont pratiquées chaque année. La chirurgie de la cataracte se développe à l’heure actuelle sous différentes formes. La phacoémulsification grâce aux ultrasons est la technique classique la plus utilisée. La durée moyenne de l’acte opératoire est d’une dizaine de minutes.

Pour le remplacement du cristallin endommagé, les implants sophistiqués « premium »viennent compléter la gamme des implants monofocaux classiques. Ces nouveaux implants proposent une correction de l’astigmatisme (implants toriques) qui est prise en charge par l’assurance maladie. D’autres implants, dits multifocaux ou accommodatifs, permettent une correction de loin comme de près, palliant ainsi à la perte de l’accommodation qui survient après l’ablation du cristallin. Ces implants présentent encore des limitations ou gênes pour le patient (halo lumineux) et ne représentent que 5 à 7% des dispositifs utilisés.

L’innovation la plus récente est la chirurgie de la cataracte au laser femtoseconde. Différentes plateformes ont été mises au point, permettant selon les cas, la réalisation des incisions cornéennes pénétrantes ou réfractives, la découpe circulaire régulière de la capsule antérieure du cristallin et la fragmentation du noyau. Plusieurs étapes sont contrôlées par des procédés d’imagerie comme l’OCT qui leur confère une très haute précision. Le réglage automatique du geste permet de ne plus être opérateur-dépendant et la technique pourrait également corriger l’astigmatisme cornéen associé. Cependant, le chirurgien intervient quand même au décours de la procédure afin d’aspirer le cristallin fragmenté et les masses résiduelles avant de procéder à la mise en place de l’implant. Ces deux étapes successives ne sont pas encore effectuées dans un lieu unique et des réorganisations sont nécessaires au sein du bloc opératoire pour optimiser la procédure.

Cette intervention représente une alternative efficace à la phacoémulsification conventionnelle par ultrasons et fait actuellement l’objet de nombreuses études. Elle reste encore perfectible (cheminement plus long que la chirurgie traditionnelle et non encore proposable à tous les patients). De plus, elle entraîne un surcoût de 180 à 200€ non pris en charge par l’assurance maladie. Une étude randomisée multicentrique comparative incluant cinq centres (dont celui de l’Hôpital Cochin) a débuté afin de comparer cette nouvelle technologie à la chirurgie de référence.

L’intérêt de ces interventions, et par là-même l’éventualité d’une prise en charge complète de l’acte, pourrait être établi en fonction des résultats des études en cours d’une part et de la définition d’un modèle médico-économique adapté à notre système de santé, d’autre part. Le chemin avant la généralisation de cette procédure reste encore long.

Le taux d’hospitalisation postopératoire après une chirurgie de la cataracte est passé progressivement de 30-40% à 10-15%, en moyenne. Il y a donc désormais une grande majorité d’actes réalisés en ambulatoire.

L’évolution postopératoire des patients opérés de la cataracte a été également améliorée par l’utilisation d’une antibioprophylaxie systématique en fin d’intervention. Le risque d’endophtalmie grave serait ainsi réduit d’un facteur 4 selon une grande étude européenne randomisée et multicentrique.

Prise en charge du glaucome :

L’étendue de cette pathologie (une personne sur dix après 70 ans va souffrir d’hypertonie oculaire pouvant mener au glaucome) favorise de nombreuses innovations, tant pour son dépistage que pour son suivi ou sa prise en charge[1].

Ainsi, le dépistage du glaucome (mesure de la pression intraoculaire au cours de la journée) et surtout le suivi, pourraient à terme être envisagés en intégrant la télémédecine (monitorage de pression à domicile plus ou moins invasif et envoi des informations à l’ophtalmologiste dans son service) d’ici 5 à 10 ans.

A l’heure actuelle, on tend à développer des tests de champs visuels pour le dépistage dans le même ordre d’idée que la grille d’Amsler, consistant par exemple en un logiciel pouvant s’utiliser à domicile, similaire aux champs visuels automatisés disponibles à l’hôpital.

La tomographie à cohérence optique (OCT) du nerf optique permettant de mesurer l’épaisseur des fibres ganglionnaires, est également à mentionner parmi les efforts de la recherche pour déterminer en amont (en supplément de l’analyse des facteurs de risque génétiques) la probabilité de développement d’un glaucome chez le patient et la gravité de celui-ci.

La révolution dans le domaine du glaucome s’exprime dans une substitution progressive de la chirurgie traditionnelle de type trabéculectomie par le traitement médicamenteux topique (analogues de prostaglandines, alpha-stimulants, bêtabloquants et inhibiteurs de l’anhydrase carbonique) pour contrôler la pression et retarder au maximum l’intervention chirurgicale. Dans ce domaine, les praticiens français étaient à l’avant-garde, bénéficiant de conditionnements unidoses, sans conservateurs, permettant une meilleure tolérance locale au long cours.

De nouvelles molécules sont en cours de développement comme les inhibiteurs de Rho-Kinases ou les neuroprotecteurs visant les cellules ganglionnaires. Le problème d’observance pour le patient devant instiller des gouttes pendant une longue durée, parfois 30 ans, peut être résolu par la mise en place de dispositifs à libération prolongée de ces molécules (plusieurs semaines ou mois) implantés sous la conjonctive.

Si l’application des traitements médicamenteux ne donne pas de résultats significatifs, il existe différents niveaux d’intervention plus ou moins invasifs.

Le traitement au laser consiste à créer au niveau du trabéculum un élargissement des mailles afin d’évacuer l’humeur aqueuse (exemple, trabéculoplastie au laser Argon ALT) ou à détruire directement le corps ciliaire générant l’humeur aqueuse.

Le traitement par ultrasons permet également de provoquer des lésions au niveau du corps ciliaire pour endiguer la sécrétion de l’humeur aqueuse.

La sclérectomie profonde non pénétrante, permet d’amincir et d’affaiblir le trabéculum en évitant une solution de continuité, dans un effort visant à proposer une chirurgie moins invasive que la trabéculectomie conventionnelle.

Enfin des dispositifs comme les mini-stents (type Istent) commencent à se développer, insérés dans le canal de Schlemm (chenal de l’angle irido-cornéen permettant le drainage de l’humeur aqueuse) pour court-circuiter le réseau trabéculaire et faciliter l’évacuation de l’humeur aqueuse mais avec des résultats qui semblent encore aléatoires, opérateur-dépendants et non considérés comme dénués de risques dans certains cas. La chirurgie assistée par ordinateur pourrait apporter une solution pour ce type d’approche.

Un centre du glaucome serait prochainement inauguré à Ambroise-Paré et permettrait la prise en charge en réseau des patients atteints de glaucome et suivis à l’AP-HP.

Pathologies de la rétine :

Un budget important est consacré chaque année par l’assurance maladie aux injections intravitréennes d’anti-VEGF (molécules inhibant le facteur de croissance de l’endothélium vasculaire) pour traiter la dégénérescence maculaire liée à l’âge (DMLA) dans sa forme exsudative ou humide. Il s’agit d’un traitement efficace qui est en moyenne répété 6 à 7 fois par an et qui a permis d’éviter la cécité brutale par hémorragie maculaire chez les patients. Différentes molécules existent mais seul le ranibizumab (Lucentis®) était indiqué pour le DMLA en France. A noter que depuis Octobre 2013, l’anti-VEGF aflibercept est également disponible en France dans cette indication[2].

Par ailleurs, une tendance sera d’utiliser de plus en plus l’injection intravitréenne pour le traitement d’autres pathologies rétiniennes comme les formes œdémateuses d’occlusion de la veine centrale de la rétine, la rétinopathie diabétique et les uvéites non infectieuses.

La prévention prend également une place de plus en plus importante en particulier chez les patients diabétiques. Avec la pénurie d’ophtalmologistes, les centres de lecture analysant des images du fond d’œil transmises par télémédecine se multiplient.

La chirurgie rétinienne a également bénéficié de la miniaturisation des vitréotomes qui permet de réaliser des interventions autoétanches avec des suites opératoires plus simples et une récupération plus rapide. Les vitréolyses enzymatiques sont également en cours d’évaluation pour rendre le geste encore moins invasif.

Traitement de la myopie :

La chirurgie réfractive au laser femtoseconde reste l’intervention première en permettant de réaliser des découpes cornéennes sans effet thermique. Cependant, il faut rappeler qu’elle n’est pas prise en charge par l’Assurance Maladie. La chirurgie ne doit être réalisée ni trop tôt avant la stabilisation de la myopie, ni trop tard quand la presbytie a déjà débuté. Par ailleurs, ce type de chirurgie est à proscrire en cas de myopie forte.

Rétine artificielle :

Il existe actuellement 2 types de dispositifs qui sont tous deux mis en place chirurgicalement soit à la surface de la rétine, soit plus profondément en contact avec les photorécepteurs. Dans un cas, les images sont captées par une caméra placée au niveau d’une paire de lunettes qui transmet l’information à un processeur transformant le signal lumineux en signal électrique et le transmettant alors par onde radio à un récepteur placé au contact de l’œil et qui les communique à l’implant placé à la surface de la rétine[3]. Le deuxième implant comprend des diodes qui sont directement excitées par la lumière, activant alors les électrodes localisées également au niveau du dispositif.

Prise en charge du handicap visuel :

Les efforts sont conjugués afin de mettre en place une filière pour le Handicap Visuel car il n’existe pas à l’heure actuelle de prise en charge codifiée des patients malvoyants ou non voyants. Il s’agit de définir la filière en incluant également des savoirs transversaux non médicaux en intégrant par exemple psychologues, orthoptistes et gériatres. Pour ce faire, le DHU « Vision et Handicaps » bénéficie des structures existant à l’Institut de la Vision (dirigée par le Pr José Sahel) incluant le Streetlab (une rue artificielle simulant l’environnement urbain pour réaliser des tests en milieu réel simulé, type test du comportement) et le  Homelab, un appartement laboratoire adapté à la vie courante pour aider le patient avec une cécité avérée[4].

Perspectives

Dans l’ensemble des domaines de l’ophtalmologie, on tend vers une approche mini-invasive[5] avec une réduction de la durée d’hospitalisation (de 15 jours il y a 30 ans, à un séjour de plus en plus souvent en ambulatoire) mais aussi une sophistication des techniques et produits utilisés pour différentes indications, comme par exemple la DMLA, l’occlusion de la veine centrale de la rétine, ou encore les complications ophtalmologiques du diabète. Du fait de cette sophistication, davantage de structures et de praticiens sont nécessaires pour proposer ces injections. Ceci met en évidence un problème démographique : l’accès aux soins est devenu difficile en raison du manque d’ophtalmologistes sur le territoire. Ainsi en 2013, en dépit de la capacité de formation des services d’Ophtalmologie en Ile de France, le nombre de DES entrant chaque année dans la filière reste limité à 20. La chirurgie devient de plus en plus codifiée et la formation des internes va bénéficier de plus en plus de l’arrivée des simulateurs.

Le professeur Bodaghi conclut sur sa vision des besoins actuels de l’ophtalmologie en France. Une fois la restructuration des services effectuée, il faut être capable de réorganiser les flux pour mieux réguler la prise en charge, obtenir une réelle informatisation des données pour un échange efficace entre praticiens, renforcer ainsi les collaborations, et surtout arriver à pallier au manque de moyens car la connaissance existe – il faut pouvoir l’appliquer afin de préserver l’excellence hospitalo-universitaire de notre discipline au service des patients.

Nous remercions le professeur Bodaghi pour son aimable participation


[1]              Voir rubrique Point sur: Glaucome –  les technologies émergentes

[2]              Voir rubrique Brèves

[3]              Voir rubrique Actualités

[4]          A noter que la faculté de médecine Pierre et Marie Curie collabore ainsi avec l’APHP pour un projet mettant en position de cécité totale 10 étudiants pendant une heure, afin d’obtenir un retour d’information pertinent sur les changements de repères et les sensibiliser au handicap visuel.

[5]        A noter que pour l’intervention de la cataracte, en plus d’envisager à 10 ans la miniaturisation des dispositifs et la généralisation de la technologie laser, la réalisation d’interventions directement au cabinet médical ou la pose d’un implant correctif multifocal chez des patients plus jeunes pourraient se développer. Certains centres proposent d’ores et déjà le remplacement du cristallin clair à visée réfractive. Les risques d’une telle approche sont non négligeables et les patients devraient en être informés au préalable.